Tu marches, marches, marches au bord de l’océan ; tu observes l’éventuel touriste qui achètera un de tes fruits. Tu dois absolument vendre ces ananas. L’argent ira à ta mère qui remboursera celui/celle à qui elle a emprunté, qui remboursera celui/celle à qui elle a emprunté…
Tu marches, marches, marches ; la température oscille autour des 40° ; le plateau d’ananas sur la tête ne vacille pas lui, la musculature de ton cou est solide alors que ton corps est malingre, squelettique.
Tu t’arrêtes devant moi, poses le plateau sur le sable ; tes yeux noirs, perdus, hagards me traversent. Tu ne parles pas.
Je me sens mal ; je baisse les yeux. Je sors de mon sac à dos des bananes et tends le régime.
Tu engloutis, engloutis, engloutis une… deux bananes. Plus rien d’humain dans la déglutition.
Je tente de te faire comprendre qu’il ne faut pas avaler trop vite.
Ton regard s’apaise, s’enfonce dans le mien. Tu me fais confiance ; fière, tu exhibes un cahier d’école neuf ; tu me demandes d’écrire sur la couverture ton nom, la classe, l’année ; tu dictes.
Soukeinia XXXX, CM2, Ngaparou
Nous parlons, parlons, parlons lentement, doucement. Ta voix est fluette, parfois rauque ; les pupilles virevoltent dans tes interrogations ; elles portent le poids du manque.
Tu as 13 ans, une sœur jumelle, Rockaia et 4 autres frères plus grands. Ton père s’est remarié, il a quitté le foyer. Ta mère est seule pour nourrir 6 enfants. Tu n’as pas mangé ce matin ; tu n’as pas bu ce matin. Tu vas à l’école si ta maman n’a pas trop besoin de tes services. Tu veux devenir médecin car c’est beau de sauver des vies, de soigner.
Demain, lundi, tu seras peut-être sur les bancs. Pourras-tu te concentrer le ventre vide ? pourras-tu étudier alors que chez toi il n’y a pas d’électricité ? pourras-tu réaliser ton rêve ?
Le lendemain, lundi, j’ai arpenté l’horizon, presque soulagée de ne pas distinguer ta silhouette s’y détacher ;un vague, très vague espoir en moi ; l’espoir que tu es assise à une table-banc, avec d’autres copains de classe.
Chaque jour je pense à toi, Soukeïna.
« … chercher les raisons pour lesquelles il ne faut pas marcher sur la figure d’un homme, c’est accepter qu’on lui marche sur la figure. »
Simone de Beauvoir, « La forces des choses »
Décembre 2022, Christine